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EDUCATION

Choisir ou être choisi : ce que le sport révèle des logiques sociales à l’adolescence

Il y a dans les cours de récréation, les salles de classe ou les couloirs des collèges et des lycées, comme une chorégraphie invisible : des regards qui s’évitent ou s’accrochent, des silences parfois lourds de sens. À l’adolescence, les liens se tissent comme des toiles fragiles et mouvantes. Loin d’être le fruit du hasard, ces affinités obéissent à des règles sociales implicites, des logiques de genre, de statut, de performance ou encore d’origine.

Dans ce monde en miniature qu’est l’école, les relations entre adolescents racontent une histoire. Ces dynamiques, souvent jugées anecdotiques, sont en réalité structurantes : elles déterminent l’estime de soi, le sentiment d’appartenance, parfois plus.


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À l’école, une discipline est au cœur des interactions des élèves : c’est l’éducation physique et sportive (EPS). Il suffit en effet d’un travail en équipe et certaines alliances se dévoilent sans fard, des clivages s’expriment, des affinités et des exclusions se matérialisent en direct, visibles de tous. Certains vont être choisis et d’autres pas…

Les regroupements spontanés ou non en EPS (éducation physique et sportive) obéissent à des règles implicites qui méritent d’être décryptées.

Des logiques sexuées dans les espaces sportifs

Dès l’appel, les groupes se dessinent : d’un côté les garçons, souvent agités, compétitifs, de l’autre, les filles soit discrètes soit bavardes, repliées a priori dans un entre-soi rassurant.

À l’adolescence, le corps devient enjeu de regard. L’espace sportif exacerbe cette visibilité. On y est jugé, évalué non seulement sur ses performances, mais sur sa manière d’habiter son corps. La force, la vitesse, l’initiative – souvent perçues comme naturelles chez les garçons – sont valorisées. Les filles, elles, doivent composer avec une attente contradictoire : participer, mais sans excès, se donner à voir, mais sans s’exposer. Souvent, d’ailleurs, les filles ont d’autres objectifs que le gain, la victoire ou la performance en EPS.

Les normes de masculinité et de féminité pèsent sur les affinités : les garçons populaires évitent d’être vus avec des élèves « trop scolaires » ; les filles en rupture s’affichent entre elles, dans une sororité marginale, mais forte.

En pratique, les activités dites « masculines » (football, rugby) cristallisent les attentes viriles. Les filles qui s’y risquent doivent redoubler d’adresse ou d’ironie pour exister sans être moquées. À l’inverse, des garçons qui préfèrent la danse ou l’acrosport doivent se justifier, bricoler une posture de « dérision active » pour ne pas être exclus du cercle viril.

La ségrégation genrée n’est jamais aussi visible qu’en EPS et parfois même renforcée implicitement par les enseignants eux-mêmes avec des injonctions en apparence anodine du style : « allez, les filles, on se dépêche ! »

Le statut scolaire… et performatif

La constitution des groupes en EPS suit des logiques implicites. Les plus à l’aise physiquement se regroupent, dominent l’espace, imposent leur rythme, contestent les règles. Les moins à l’aise cherchent à s’effacer, à se faire oublier dans les marges du terrain, à ne pas exposer leurs lacunes si visibles au moment de marquer le point ou le panier.

Les élèves en difficulté scolaire peuvent retrouver une forme de légitimité dans la performance physique là où les « bons élèves » peuvent parfois être stigmatisés. L’EPS constitue un microcosme social où les hiérarchies habituelles peuvent être bouleversées, redistribuant les cartes du « prestige adolescent ».

Dans les sports collectifs par exemple, le moment de formation des équipes révèle une cartographie impitoyable du tissu relationnel de la classe. Les plus performants sont choisis en premier, dessinant une véritable hiérarchie visible aux yeux de tous. Cette sélection publique peut être vécue comme un rite de passage, particulièrement douloureux pour ceux systématiquement choisis en dernier. Ainsi, là où l’enseignant croit souvent à une forme d’autonomie, il expose en réalité les corps à l’épreuve du choix ou du non-choix : ne pas être choisi, c’est comprendre qu’on ne compte pas vraiment…

Dans le même temps, quand l’élève qu’on n’imaginait pas excellent est reconnu comme légitime, cette reconnaissance crée des ponts temporaires qui transcendent les stéréotypes et ouvrent des brèches dans la ségrégation ordinaire : l’EPS peut donc offrir des espaces de revalorisation pour certains élèves. La popularité se construit à l’intersection de certaines variables, parmi elles, la conformité aux attentes du groupe.

Le filtre de la variable sociale

Les enfants de milieu favorisé ont souvent des réseaux d’amis plus étendus, une capacité plus grande à naviguer dans les codes de la sociabilité scolaire. Ce capital invisible, mais décisif, participe à la socialisation secondaire. Le corps révèle alors les inégalités parfois plus crûment que le langage.

En maîtrisant les codes, en connaissant les règles et les attendus, une asymétrie socialement située se construit. Ces élèves, dont les familles encouragent les pratiques sportives et la performance, ont plus confiance en eux et répondent plus facilement aux attentes scolaires. In fine, ils tissent plus de liens que leurs camarades de milieux plus défavorisés.

Par exemple, dans les activités physiques où il faut construire un enchaînement comme l’acrosport ou la danse, les élèves qui ont les codes ont des facilités à créer des collectifs de travail. À l’inverse, ceux qui font du « bruit », qui s’agitent, qui ne répondent pas aux normes de l’école, ont plus de mal dans ce type d’activités à sortir de « leur groupe social ».

On joue, on court, on coopère avec ceux qui nous ressemblent ou plutôt avec ceux qui partagent les mêmes codes. Sous couvert de neutralité, l’EPS prolonge alors une culture où l’espace de travail devient le lieu de reproduction symbolique des inégalités.

L’éducation physique et sportive, un révélateur de mécanismes d’inclusion et d’exclusion

L’adolescence dessine une carte relationnelle en perpétuelle reconfiguration, où s’entrecroisent des influences multiples. Le genre, l’origine sociale, le statut scolaire ne sont pas des variables isolées, mais des forces qui interagissent constamment.

Dans cette géographie mouvante, certains adolescents, comme des explorateurs, traversent différents territoires avec aisance. D’autres, plus sédentaires, construisent leur identité dans des espaces plus circonscrits. Ni l’une ni l’autre de ces stratégies n’est intrinsèquement meilleure, elles répondent à des besoins différents, à des contextes particuliers.

L’EPS, par sa dimension corporelle et émotionnelle, agit comme un révélateur puissant des mécanismes d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre dans le monde adolescent. Elle offre également, par son caractère collectif, des opportunités uniques de tisser des liens transcendant les frontières habituelles des groupes d’affinités. En effet, en modulant les groupes et les objectifs, l’enseignant d’EPS peut aussi contribuer à faire travailler tous les élèves ensemble.

Il suffit souvent de dissocier le jeu de l’enjeu, de mettre en avant d’autres logiques que la victoire ou la performance pour permettre aux élèves de découvrir d’autres modalités de pratique comme l’empathie ou l’entraide et désacraliser en conséquence le fait de ne pas être choisi ou d’être choisi en dernier.

Raffi Nakas, Chercheur associé au laboratoire ECP (Éducation, Cultures, Politiques), Université Lumière Lyon 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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